Colloque des mauvaises lectures

Colloque annuel

3-4 mars 2011

Comité organisateur : Claudia Bouliane, Sylvain David, Anne-Hélène Dupont et Geneviève Sicotte

LIRE LES ACTES DU COLLOQUE

Souvenons-nous que l’ingénieux gentilhomme «passait ses heures d’oisiveté, c’est-à-dire le plus clair de son temps, plongé avec ravissement dans la lecture des romans de chevalerie. […] Il se donnait avec un tel acharnement à ses lectures qu’il y passait ses nuits et ses jours, du soir jusqu’au matin et du matin jusqu’au soir.» Resulto fatal : «Il dormait si peu et lisait tellement que son cerveau se dessécha et qu’il finit par perdre la raison.» Comme on sait, il garda si bien en tête la lettre de ses romans qu’il se fit chevalier errant et se mit à lire le monde et sa propre vie au filtre de ce qu’il avait lu. Dans ce motif des mauvaises lectures, capital dans l’incipit de L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantes, le Colloque des mauvaises lectures verra l’un des actes fondateurs de la modernité littéraire, voire de la littérature tout court.

On ira en amont et en aval du Quichotte et on parcourra le vaste monde dans le but d’ouvrir ce paradigme heuristique des mauvaises lectures, que l’on pourra sur l’erre d’aller travestir en méta-paradigme des lectures mauvaises, de manière à parcourir le long segment, semé de nuances intermédiaires, qui va de l’erreur néfaste mais innocente à la malveillance coupable mais triomphante, de l’inadvertance significative au geste délibéré. Et puisqu’il s’agit de sociocritique, on lira des textes (ou des objets de langage regardés comme des textes) qui font étalage de ce paradigme. Il en fourmille, comme le prouvent les quelques exemples qui suivent.

Vers l’amont, on lira et relira par exemple les «mauvaises lectures» imputées aux uns et aux autres, par les uns aux autres et réciproquement, des grands Livres religieux, la Bible et le Coran au premier chef, et l’on se posera à leur sujet non des questions de légitimité ou d’orthoxicité mais des questions sociosémiotiques : quels effets ont-elles sur les récits transcendantaux? quelles modifications narratives et de compréhension entraînent-elles? quels déplacements provoquent-elles dans l’ordre des représentations? Parmi les nombreuses« mauvaises lectures » du Moyen Âge, il faut d’abord compter avec les amants lecteurs, dont les célèbres Paolo et Francesca qui, chez Dante (La Divine Comédie), sombrent dans le péché de chair en lisant le Lancelot, mais aussi – et avant eux — Floris et Lyriopé (XIIIe s.), parents de Narcisse selon Robert de Blois, qui voient naître leur amour alors qu’ils lisaient Pyrame et Thisbé… et que Floris était travesti en Floré! Les mauvaises lectures sont parfois suggérées de manière plus indirectes, comme dans Durmart le Galois par exemple, roman arthurien du XIIIe s., où la relation amoureuse entre le jeune homme et la femme du sénéchal de son père prend naissance précisément au moment où la dame est retirée dans sa chambre en train de lire un roman.

Vers l’aval la pêche ne sera pas moins nombreuse. Quel aurait été le destin de Véronique Graslin si elle n’avait été ravagée par la lecture de Paul et Virginie en pleine adolescence (Balzac, Le Curé de village, 1833) et quelle pédagogie sociale se réfracte dans l’enfermement intellectuel de Louis Lambert, dévoré par ses lectures (Balzac, Louis Lambert, 1832)? Jude l’obscur, dans le roman de Thomas Hardy qui porte son nom (1895), ne vit pas moins dans «ses» livres que Louis Lambert, mais leurs lectures n’ont pas les mêmes effets que celles des deux copistes majeurs que sont Bouvard et Pécuchet, héros d’un roman qui ne pouvait sans doute être qu’inachevé. En matière de lectures dont les conséquences sont graves, Flaubert fit mieux en faisant d’Emma Rouaud une jeune femme trop entichée de romans romantiques (Madame Bovary, 1857), ce qui la distingue de Madame Thénardier, lectrice impénitente des néo-classiques de Madame Bournon-Malarme et de Madame Barthélemy-Hadot, quand son mari, lui, cultivait Pigault-Lebrun (Victor Hugo, Les Misérables, 1862). Jamais un tel n’aurait assommé un pauvre s’il n’avait pas «avalé […] toutes les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, — de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés» (Charles Baudelaire, Le Spleen de Paris, 1869 [posth.]). Une centaine d’années avant qu’un grand «syntaxier», accessoirement professeur d’anglais, relie la lecture de tous les livres à la désolation de la chair, Tchao Yi, dans ses «Lectures oisives» accomplies en Chine, soulignait que le temps pousse de toute manière à mal lire :

Lorsque nous lisons les vieux livres,
Nous le faisons toujours de notre point de vue :
Comme des gens qui, sur une vaste place,
Entourent une haute estrade où jouent des comédiens.

Plus près de nous, une autre séquence d’incipit — «Et le jeune homme eut soudain une vision de ce que pouvait être sa vie, dans l’inquiet tourbillon de Saint-Henri, cette vie des jeunes filles fardées, pimpantes, qui lisent des romans-feuilletons de quinze cents et se brûlent à de pauvres petits feux d’amour factice.» (Gabrielle Roy, Bonheur d’occasion, 1944) — rappelle que la littérature québécoise est elle aussi traversée par le motif des mauvaises lectures, depuis les listes de l’index jusqu’à Bessette, Tremblay, Ducharme et al.

Mais la «mauvaise lecture» n’est pas nécessairement celle d’un texte. Un geste peut être mal compris, un mot pris de travers, un signe mal interprété, une graphologie innocemment ou volontairement mal identifiée, et tout le reste est littérature ou enfer. Ainsi de la couleur de la voile du bateau qui ramène Iseult vers les côtes de Cornouailles (Tristan et Iseult), ainsi de Tristan Corbière fondant sa poétique sur la surdité et l’entendement «de travers», ainsi de maints personnages pluri-identitaires de Paul Auster (La Cité de verre et al.) ou de Régine Robin (La Mémoire des pierres, Cybermigrances et al.) lisant de guingois des villes, des mouvements, des noms. D’Eugène Sue (Les Mystères de Paris et al.) à Jonathan Coe (La Femme de hasard et al.), l’intervention d’auteur est souvent là pour empêcher la mauvaise lecture ou… pour indiquer qu’elle serait la seule vraiment féconde si elle avait été esthétiquement possible. La littérature médiévale est pleine de mauvais lecteurs — de pierres tombales, d’images, de lettres. En d’autres états de l’imaginaire social, on trouvera leurs descendants dans les romans épistolaires de l’âge classique, dans la sémiologie conspirationniste d’auteurs comme Stieg Larsson ou Dan Brown, dans les intrigues des romans et films noirs ou policiers (tout l’art de Colombo ne vient-il pas de sa façon de tirer la «vérité» d’un indice d’abord mal lu?).

Allons ailleurs.

Sur les tables des écoles et des amphithéâtres par exemple : là règne l’ennemi pédagogique numéro un de toutes les classes d’étudiants en lettres passés, présents et à venir, le grave contresens dans l’explication de texte.

En philosophie : maintes discussions au plus haut niveau ont pour principe de prouver que l’autre a mal lu la tradition dont les deux discuteurs se réclament. Dans l’arène politique : vaincre en un débat ou gagner une élection supposent de parvenir à faire croire que l’autre a mal lu la situation, l’histoire, les chiffres, l’événement. L’attribution scélérate d’un nom à un graphisme peut conduire à l’Île du Diable. Il ne se passe pas un jour sans qu’un représentant du peuple (!), qu’il s’agisse d’un ministre, d’un député ou d’un sportif, se déclare mal lu ou mal cité.

Sur l’étal linguistique : le lapsus et tous les actes manqués de nature langagière ont aussi quelque chose à voir avec le mal lire, car la fausseté que l’œil ou l’oreille leur prête a ses raisons que seule une lecture systémique peut entrevoir, ainsi que l’avait deviné Albert Cim dans ses Récréations littéraires (1820). On n’omettra pas les effets d’un courriel auquel la cause de maints malentendus est spontanément (vraiment?) attribuée.

Enfin, il ne saurait être question d’oublier le continent de la traduction. En langue, traduire «polish sausage» par «polissez la saucisse» et «made in Turkey» par «fait en dinde» sur un produit de consommation n’est pas seulement une affaire de dictionnaire. En lettres, dérives curieuses, erreurs sémantiques, ruptures de ton ou «belles infidèles» forment un long cortège de détournements de sens dont il faut au cas par cas recomposer la logique et les conséquences.

Tous les exemples énumérés ci-dessus ne le sont qu’à titre suggestif. Libre à chacun d’aller vers les corpus de son choix et de considérer le motif de la mauvaise lecture avec souplesse, en y incluant part exmple le non-traduire (Jacques Brault), le non-lire, le «déconstruire», etc. L’important sera de sortir le motif à la fois de tout moralisme (mal lire n’est pas bien), de tout normativisme (mal lire est contraire à une norme de goût ou de culture), de tout négativisme saturant (l’effet ne serait que délétère). Puisqu’il s’agit de sociocritique, il importe de penser la question sur le mode de l’action : la mauvaise lecture est essentielle au roman qui la thématise ou à l’essai théorique qui s’appuie sur elle ; la mauvaise lecture déconnecte un texte des bases axiologiques et des répertoires doxiques ou discursifs auxquels il serait attendu qu’il soit relié, et lui trouve d’autres corrélations qui ont une incidence immédiate et entière sur les mouvements de sens dont il se soutient ; la mauvaise lecture enclenche un déplacement dans l’ordre ou le désordre des représentations et, à ce titre, est à la fois un élément fondamental de l’évolution du discours ou de l’imaginaire social et un élément nodal de l’écriture littéraire. Parole de maître : «Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux» (Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve).


Jeudi 3 mars 2011

9h15 : Accueil des participants

Première séance
Présidente : Claudia Bouliane (Université McGill)

9h30

Jean-François Chassay (UQAM) : «L’Amérique n’existe pas, c’est un texte qui nous le dit»

10h10

Michel Fournier (Université d’Ottawa) : « Du bon usage des mauvaises lectures : fiction érotique et culture du roman dans l’Ancien Régime »

10h50 : pause

10h30

Natalia Teplova (Université Concordia) : «Catherine II traduit Shakespeare : mauvaise lecture, adaptation ou censure ?»

12h00 : Pause – Déjeuner

Deuxième séance
Présidente :  Geneviève Sicotte (Université Concordia)

13h30

Isabelle Arseneau (Université McGill) : «Les romans de la Rose et de la Violette (XIIIe siècle) ou l’art de lire des mauvais romans»

14h10

Daniel S. Larangé (Université Åbo Akademi de Turku) : «Harold Bloom et les mauvaises lectures de l’herméneutique rabbinique : de la tradition aux trahisons fondatrices»

14h50 : pause

15h10

Yan Hamel (Téluq/UQAM) : «Sophocle mauvais lecteur de Racine : retour sur la composition de Gisèle»


Vendredi 4 mars 2011

Troisième séance
Président : Marc Angenot (Université McGill)

9h30

Djemaa Maazouzi (Université de Montréal) : «Les mauvaises lectures du Petit soldat de Jean-Luc Godard»

10h10

Christiane Ndiaye (Université de Montréal) : «Hugo, la Bible et Bob Marley : lectures tragiques dans les romans de Gisèle Pineau»

10h50 : pause

11h10

François-Emmanuel Boucher (Collège royal du Canada) : «Ghostwriter, pornographe et littéraire : Philippe Muray et les bienfaits des mauvais livres

12h00 : Pause – Déjeuner

Quatrième séance
Présidente : Anne-Hélène Dupont (Université McGill)

13h30

Invitation à la poétique et à Isabelle Daunais (Université McGill) : «De l’utilité des mauvais lecteurs: l’exemple de Don Quichotte»

14h10

Anne-Marie David (Université de Montréal) et Sylvain David (Université Concordia) : «L’abîme regarde aussi en toi. De la métatextualité défensive chez Antoine Volodine»

14h50 : pause

15h10

Jacques Dubois (Université de Liège) : «Mal lire : tout un art»

15h50

Pierre Popovic (Université de Montréal) : «On ne lit pas impunément des niaiseries sous le second Empire.»

Cocktail de clôture


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